Pris dans un job à la con ? Quelques conseils d’auto-défense pour éviter le bore-out.

L’être humain est un être de sens. C’est interpellant à quel point vivre est affaire de sens. Lavez une voiture bien sale, cela a du sens et vous avez un ressenti positif à la fin de votre action devant la voiture étincelante. Tentez l’expérience de laver une voiture totalement propre, vous en ressortirez avec un malaise, un sentiment de vide, la colère d’avoir perdu votre temps stupidement. Et ce n’est pas faux, dira la voisine.

Rédigez ensuite un texte que vous savez que nul ne lira et qui finira dans un dossier oublié emportant avec lui la trace de votre vaine existence. Une fois cela ira, avec un peu de musique peut-être. Mais chaque jour ?

Contrôlez l’application d’une règle inutile ou néfaste. Occupez une fonction sans contenu. Nettoyez du linge propre. Tenez un bureau d’accueil sans visiteurs.  Faites un rapport RGPD ou un cahier de charges pour un marché qui n’aura pas lieu et analysez ensuite votre ressenti : vous avez de vous l’image d’un raté qui passe à côté de sa vie. La situation est toxique, purement toxique.

L’exposition prolongée à ce genre de situation est délétère : survenance de maladies spontanées, addictions, régression cognitive, dépression … C’est ce qu’on dénomme en anglais le bore-out, le « syndrome des jobs à la con », l’absurdite chronique pour qui chercherait un néologisme médicalisant.

Vous riez ? Lisez les enquêtes de l’anthropologue US David Graeber « Bullshit jobs, un phénomène mondial »  (LLL 2018) ou de l’économiste français Christian Bourion « Le bore-out syndrom, quand l’ennui au travail rend fou » (Albin Michel 2016), ou encore la rencontre avec le philosophe Bernard Stiegler « L’emploi est mort, vive le travail » (1001 nuits-2015) : 30% de nos emplois sont exposés et le chiffre augmente avec l’arrivée de l’IA !

Plus vos aspirations morales sont élevées, plus le risque menace car il n’y a pas que l’aspect cognitif du travail il y a aussi son aspect éthique, moralement acceptable. Authentique ce vécu de Irène (nom d’emprunt, comme toujours) qui a développé une maladie pour ne plus devoir exécuter un travail qui allait à l’encontre de ses valeurs : sa firme était confrontée à un problème de qualité insoluble, elle vendait du matériel affecté d’un vice mais il fallait le vendre tant que la solution n’était pas trouvée, et elle devait persuader les clients de la fiabilité du produit. Certains lui demandaient simplement de donner sa parole, que cela leur suffirait, et elle la donnait et vendait.  Jusqu’à en vomir.

Des lobbymen sont dégoûtés d’être payés pour tromper. La maladie devient une position de repli.

Vous direz : il n’y a qu’à démissionner. Oui mais la démission n’est pas une option viable dans notre système social : on y perd énormément, à commencer par le droit aux allocations de chômage qui est une condition sine qua non de recrutement dans le secteur non marchand.

Et puis attention :  vous verrez que les personnes touchées par l’absurdite chronique ont régressé professionnellement. Elles n’ont plus pu exploiter leurs aptitudes, n’ont rien acquis, ont perdu leur confiance en elles. C’est l’image d’elles-mêmes qui s’est brisée et sans elle impossible de se lancer dans une quelconque aventure. Et c’est ainsi que les grilles de leur prison se referment.

Situations difficiles à gérer pour l’avocat car le droit social ne contient pas l’obligation explicite de fournir un travail de qualité ni la définition de ce qu’est la qualité. On se réjouit même à raison d’avoir des postes purement occupationnels à fournir à certaines personnes comme dernier refuge de l’intégration sociale.

Et pourtant il faut les fuir car le temps aggrave les choses. Mais les chemins d’évasion ne sont guère glorieux et passent souvent par les portes dérobées et nécessitent des complicités.

Il existe l’évasion avec complicité du directeur du chômage : l’Onem pratique la décision administrative anticipée en matière de démission et accepte de dire par avance s’il admettra la démission sans sanction.

Il existe aussi l’évasion avec complicité du médecin : activer un trajet de réintégration pour aboutir à la force majeure médicale.

Mais quitter l’emploi reste une défaite et le chômage n’est pas viable pour qui a une rémunération supérieure à 3 500€ bruts par mois (le plafond salarial maximum pris en compte par l’Onem pour le calcul des pourcentages dégressifs est inférieur à 2700 €, il y a une mainmorte énorme pour les emplois qualifiés).

Il faut interpeller la hiérarchie sur l’inanité de l’emploi, la première réaction utile sera de décoder la fonction, de comprendre comment on en est arrivé à en faire un « job à la con », d’inventer comment enrichir le contenu de fonction et de partager le résultat de cette analyse.  Des traces documentaires contiennent parfois beaucoup d’informations. Il faut faire l’autopsie du « job à la con » de son vivant pour le faire parler ensuite.

Contractuellement, l’employeur a le devoir de fournir le « travail convenu », il n’est pas douteux qu’il n’a jamais été convenu d’accomplir un travail imbécile ou profondément immoral. Il faut objectiver la situation, passer de l’opinion aux faits et manifester son désaccord sur le statu quo, exiger un levelling up dans l’intérêt de tout le monde. L’offre d’embauche, si on peut la retrouver, contient des critères qualitatifs qui sont le réel cahier de charges de la bonne foi.

Aborder la question sous l’angle de la santé psychique et du bien-être devrait être une option également. Au conditionnel car il y a peu d’histoires rapportées sur l’implication réelle du conseiller en prévention psycho-sociale dans des situations de ce type (comme d’en d’autres d’ailleurs…). A se demander si conseiller en prévention psycho-sociale ne serait pas un job à la con aussi … Mieux vaut saisir le CPPT du sujet, car voilà un véritable job de qualité pour lui.

On ne peut qu’encourager les entreprises à faire revivre les cercles de qualité lancés initialement par Toyota dans les années ’70 et qui ont fait florès chez nous dans les années ‘80 en leur affectant ici comme mission de hausser le niveau qualitatif de chaque fonction pour éviter que l’I.A. prenne la crème du travail et que l’être humain devienne son larbin. Cette démarche serait un puissant vecteur de performance et de productivité.

Mais si la situation rencontrée est la conséquence de comportements irrespectueux, d’un écartement délibéré avec l’intention maligne de provoquer votre départ alors il y a d’autres parades juridiques qu’il convient d’examiner. La résolution judiciaire est l’une d’elle, c’est un chemin inconfortable mais qui conduit à un réel espoir sans trop de risques judiciaires.

Et si après votre départ vous ne savez plus quoi faire comme nouveau métier, inventez l’appli qui  permettra le signalement intelligent des jobs et les stratégies qualitatives des entreprises. Cela sera salvateur pour vos successeurs et la visibilité permettra peut-être d’assainir certains marécages.

Janvier 2019

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Me Bruno-Henri Vincent
Spécialiste en droit du travail - Litis S

Me Bruno-Henri VINCENT a obtenu sa licence en droit en 1985. Il a aussitôt débuté sa carrière comme conseiller juridique en droit social pour les entreprises d’une grande association interprofessionnelle d’employeurs et ensuite d’un secrétariat social agréé. Ceci lui a permis de maîtriser d’emblée les subtilités et technicités du monde du travail en Belgique.
Après cet écolage, dès 1991, il a choisi de mettre ses compétences au service des clients de son cabinet d’avocat. Le Barreau de Bruxelles lui a reconnu en 2003 le titre d’avocat spécialiste en droit du travail.
En 2006, Me Bruno-Henri VINCENT fonda LITIS S, une association d’avocats profilée pour se développer exclusivement à travers le droit du travail et apporter sa meilleure expertise pour résoudre les litiges de la vie professionnelle.
Me Bruno-Henri VINCENT est aussi médiateur agréé en matière sociale. Il est membre fondateur de l’Asbl Médiation et conciliation sociale regroupant magistrats, avocats et DRH qui s’investissent dans l’art de la médiation sociale (www.mcsociale.be). Il pratique régulièrement, avec le plein accord de ses clients, le recours aux modes non judiciaires de résolution des conflits.
Il contribue à des ouvrages juridiques et publie régulièrement dans la presse. Il est sollicité comme conférencier dans ses matières de prédilection. Il a aussi enseigné durant plus de 20 ans le cours de législation sociale pour responsables du personnel au sein de l’Institut d’Administration des Entreprises.
Me Bruno-Henri Vincent est inscrit au Barreau de Bruxelles